Gloire au pédalo ! Le pédalo permet au quidam que je suis de quitter le plancher des vaches, sans pour autant devoir prendre des cours de voiles humiliant, à grands coups de mât qui percute le débutant, ou de planche à voile, encore pire, où l’on passe son temps sous l’eau glacée et les quolibets. Le pédalo est, comparativement, une victoire sur la barbarie. Pieds nus, en short, un gilet de sauvetage sur le dos - mais bon c’est pour rire, qui a jamais vu sombrer un pédalo ? – nous voici déjà qui cinglons. Un « flosh-flosh-flosh » régulier sous la coque témoigne de notre relative ardeur à pédaler, car en peu de temps nous gagnons le centre du lac. Les silhouettes se font minuscules sur la plage. Adieu monde bipède !

Ici qui osera nous chipoter le statut de navigateur ? Nous sommes là où filent les dériveurs, les véliplanchistes et autres forçats des eaux, entre le ciel immense et les ténè bres liquides, pareil. Nous dominons semblablement l’univers mouvant, négocions les vagues et les coups de tabac. Sauf que, pardonnez notre modestie, nous le faisons assis sur des genres de transat, dans une posture semi-couchée assez décontractée, avec des casquettes de Star Wars et pédalons flosh-flosh comme un curé de campagne sur son vélo rustique.

A l’abri des retour de baume, chavirages inopinés et autres désagréments inutiles du masochisme plaisancier. Nous n’éprouvons pas non plus le besoin de laisser saillir nos muscles hors de combinaisons fluos. Non, flosh-flosh. Tranquilles. Le gouvernail nous donne un sentiment de liberté infinie. Selon notre caprice, nous virons de bord, et même zigzaguons sans raison, simplement pour signifier au monde notre affranchissement des lois de la nécessité.

Et au retour, accostant mollement sur le rivage, puis sautant d’un bond souple sur la terre ferme des hommes,  personne, vous m’entendez, personne ne pourra nous retirer cette douce satisfaction d’un périple accompli aux confins de nous-mêmes, la plénitude du voyageur. A mon fils et moi.

J’aimerais dans la foulée réhabiliter le mini-golf. Déjà le terme « mini » est assez péjoratif. Cette discipline n’est en rien comparable au « maxi-golf », ce prétendu sport qui consiste à sillonner d’immenses pelouses, catastrophiques pour l’écologie car elles nécessitent au moins la consommation d’eau annuelle d’une capitale africaine. Quand on sait qu’il se pratique en pantalon ridicule, une casquette de tweed et une démarche de grand propriétaire de champs de coton au XIXe siècle, et qu’au surplus un esclave en haillons doit suivre partout  tirant une ridicule collection de cannes, on comprendra mes réserves. Et mon penchant pour la caricature, mais c’est ceux qui ont employé le terme « mini » qui ont commencé.

Je prétends que le mini-golf est à ranger de toute urgence dans la catégorie des sports de l’extrême. Il faut avoir les nerfs solides pour enquiller 18 parcours (18 !), franchir des ponts étroits, d’invraisemblables toboggans, des tunnels sous un château, le grand huit de tous les dangers et mettre la balle dans un trou au sommet d’un volcan. Sans devenir fou, quand la balle redescend vingt fois de l’autre côté. Quelle discipline peut prétendre proposer à la fois un dépaysement certain, un exercice de maîtrise de soi insoupçonné, les sarcasmes d’un enfant qui vous passe devant ? Sans oublier les aléas d’un climat forcément capricieux, quand alternent aussi souvent les paysages.

Je garde un souvenir intense des plus grands mini-golf du monde. Celui de la place de l’entonnoir à Berck-plage où j’ai fait mes débuts difficiles, contre ma petite sœur, cette chipie. Le vent du large prenait souvent son parti contre le mien. Je frémis encore à l’évocation du « grand pneu de la mort » de Banyuls. L’obstacle que ma fiancée, de toute son enfance, n’avait pu franchir… Quand bien des années plus tard, elle m’y emmena en pèlerinage, et que d’un coup sec ma balle fit le tour du pneu à la première tentative, je sentis que l’enfant en elle me vouerait une vénération à jamais.

Celui de la Baule fut d’ailleurs le théâtre de nos premiers pas ensemble, ma fiancée et moi. C’était notre premier week-end en amoureux. On se découvrait. Ces moments délicats où la moindre erreur vous fait perdre toutes chances de succès dans l’épreuve de la séduction (qui, elle, comporte fort heureusement bien moins de 18 trous, toute vulgarité mise à part). Un peu sur la réserve, et jouant les blasés (les filles sont fascinés par les blasés, qui ont tout vu tout connu) jamais je ne me serais aventuré à lui proposer une partie dans ce mini-golf que nous longions, main dans la main. C’est elle qui le fit, et sans le savoir scella une histoire d’amour de plusieurs décennies, sur ce macadam rouge hérissé d’obstacles vaincus les uns après les autres, tellement prémonitoires de notre histoire commune.

A Mandelieu, le parcours se niche au creux d’une végétation luxuriante et décrit de folles arabesques dans une ambiance de bonzaï et de mini-cascades. Et surtout, il fait face au vrai terrain de golf, de l’autre côté de la haie, qui  accueille ces insupportables golfeurs en Lacoste prenant leurs aises sur plusieurs hectares. Le mini lui fait un pied de nez, recroquevillé dans son écrin de verdure, avec ses tourelles et ses rocailles paysagers pour gnomes, et sa clientèle bon enfant en chemisettes à fleurs.

Je garde un souvenir plus cuisant de celui de Saint Valérie-en-Caux, dans la baie de Somme. Nous étions seuls, et le parcours fut rapidement terminé (virtuoses que nous étions). Alors il m’a semblé opportun de boucher de mon mouchoir le dernier trou par lequel la balle devait définitivement disparaître, et de la récupérer pour un second parcours à l’œil. Sauf que l’autre embusqué dans sa guérite a repéré la manœuvre et m’a fait chèrement payé mon incartade mini-golfière (financièrement et au plan de la dignité).

Enfin, laissez moi donner libre court à ma nostalgie et regretter ici amèrement la vogue actuelle des mini-golfs au design épuré. J’en veux pour témoin celui du lac de Devesset. Tout encombré d’un désir de soit-disant modernité, le concepteur de l’ensemble nous a gratifié de formes géométriques, triangles, pyramides, boules… Même l’incontournable château semble taillé à l’équerre. En dépouillant son sujet, prenant le parti de l’abstraction, il a simplement déshabillé le concept même du mini-golfisme, remisé la notion de rêve qui en était l’axe  fondateur, et transformé un condensé époustouflant de tribulations planétaires en problème de géométrie.

Face à une telle entreprise de désséchement de l’imaginaire, les bras m’en tombent et la canne s’échappe de mes mains. Je dis « sans moi ». Il ne sera pas dit que le prince du mini-golf,  régnant sans partage de Berck à Banyuls, passe sous les fourches caudines du modernisme chichiteux. Si l’on considère, comme c’est mon cas, le mini-golf comme l’un des postes avancés de la civilisation, un échantillon symbolique de la Terre exposant son infinie variété, le désenchantement qui s’y profile n’augure rien de bon de ce siècle commençant.