« Ce trop-plein de virilité disparu par la bonde des lavabos du monde entier
nous a peut-être épargné quelques guerres meurtrières »



Il est impossible d’évoquer la masturbation dans une conversation badine, comme on le ferait d’un hobby innocent, tels la philatélie ou les maquettes de modèles réduits. Au passage, on me permettra de trouver bien plus malsains, ces besogneux-enculeurs de mouches qui passent des heures à compter les dents d’un timbre du Zimbabwe, ou à reconstituer le débarquement de Normandie dans tous ses détails, au 1/25e. Pour le coup on sent bien qu’il s’agit de dériver une énergie sexuelle inemployée, mais de manière bien plus équivoque et moins assumée que chez l’onaniste.

C’est vrai, il est difficile, dans un dîner en ville, d’ajouter à la suite de quelqu’un évoquant sa soirée de la veille à relire Proust, et de cet autre à voir un vieux Bergman sur Arte, « eh bien moi, je me suis branlé ». Il est probable qu’un lourd silence sanctionne cette saillie (ce substitut de saillie). C’est bien dommage.

Il me faut admettre, et tous mes efforts n’y feront rien, que la branlette n’a pas encore de statut honorable. Et pourtant, ce surplus séminal ainsi défouraillé aura probablement désamorcé plus d’un comportement agressif. Ce trop-plein de virilité disparu par la bonde des lavabos du monde entier nous a même, qui sait, épargné quelques guerres meurtrières. Et donc, gloire à l’onanisme ! Erigeons lui un « monument aux vivants », portant virtuellement les noms de tous les morts évités.

Il est vrai qu’une telle statuaire serait sans doute d’un goût douteux sur la place de tous les villages, si on laisse l’artiste s’inspirer de la physiologie ; mais en matière de mauvais goût, ira-t-on jamais plus loin que ces fûts de canon au pied de soldats portant fièrement drapeau, censés exalter ce qui ne fut qu’une épouvantable boucherie ?

L’onanisme joue aussi son rôle salvateur à l’adolescence, comme une première approche de la sensualité. La mienne fut tout auréolée par la découverte de ce geyser personnel. Tout jeune branleur, je ne plaçais même pas ce plaisir solitaire dans la perspective de la femme. C’était une fin en soi. Un camarade à moi, fin amateur du genre, me confiait que plus tard il déléguerait volontiers cette tâche à sa future femme. Tiens oui, je n’y avais pas pensé. Bonne idée. Tout à notre cécité sexuelle, nous ne voyions rien de mieux à faire en compagnie d’une dame.

L’activité était purement introspective. Une affaire entre nous et nous. Nous lui trouvions alors des appellations sinon distinguées du moins suggestives : « se polir la colonne », « s’astiquer le manche ». Voire « dégorger le poireau »… Une sorte de code, qui nous permettait d’évoquer la chose en présence des filles, évidemment à mille lieues d’imaginer de quoi nous parlions, car privées d’organes externes, et donc de l’option masturbatoire livrée avec. Entre parenthèses, c’est déjà la tuile d’être une fille, en plus elles sont privées de dessert.

D’autres usaient du vocable « juter », que je jugeais moins métaphorique, plus bêtement descriptif de l’expulsion séminale. Laquelle prenait fort logiquement l’appellation de « jute ». Ce terme scientifique me plongea dans des abîmes de perplexité, le jour où j’entendis parler de sacs en toile de jute. Vu la taille du sac, je trouvais ça d’une prétention inouïe : une vie de branleur ne pourrait suffire à le remplir…