« Pas le moindre mamelon pour distraire
l’amateur d’anatomie féminine »



Pourquoi Isabelle est-elle partie ? Il m’arrive de poser cette question en public, par faiblesse. Tout le monde a l’air de connaître la réponse. Pas un pour s’étonner avec moi, écarter les bras et les mains, la bouche en « O » d’incrédulité. Secrètement, c’est pourtant la réaction que j’attendais, de la part de mes « amis ».

Non, c’est toujours un haussement discret des épaules, un rictus  du visage signifiant « c’est pas facile à dire mon vieux », voire une main qui passe dans les cheveux, « par où commencer ? ». En attendant, tout le monde a son idée, mais ce n’est jamais la même. A l’arrivée, toutes ces raisons rassemblées forment un bilan sans nuances, induisant cette autre question : pourquoi n’est-elle pas partie plus tôt ?

Merci les amis, ça m’a fait du bien de parler avec vous, maintenant je vais aller me faire incinérer.

Je viens de consulter mes albums-photo. Je me sens rasséréné.   J’ai revu notre voyage en Belgique. Son sourire. Non, il ne peut pas être feint. Oui, elle a été heureuse avec moi. Comment ai-je pu douter de ta sincérité Isabelle, pardonne-moi. Un instant d’égarement. Et notre week-end en Bretagne, sur l’île de Sein ! Me sont revenues toutes mes plaisanteries (notamment sur la taille du soutien-gorge).  L’île de Sein ! J’avais choisi ce point de chute de notre week-end surprise, uniquement à cause du nom. Le paradoxe est que l’Ile de Sein est toute plate. Pas le moindre mamelon pour distraire l’amateur d’anatomie féminine. Ce qui fait que, trois jours là-bas (un bistrot, trois maisons, un phare), ce n’était pas forcément LA bonne idée.

Etant un peu joueur de nature, j’ai souvent choisi nos voyages sur le seul nom ! Je ne lui ai pas fait voir Montcucq (trop facile, indigne de moi). Nous avons failli aller à Meaux, pour ses jeux (on connaît mon goût du calembour). En revanche, pour fêter ses trente ans, je l’ai emmenée à … Carentan. Oui bon, d’accord, le compte n’y était pas. Elle m’a juste dit, que tant qu’à être dix ans à côté de la plaque, autant carrément aller à Milan. Ce n’est pas faux.

A ce propos, je déconseille aux amateurs de surprises romantiques de choisir des ville homonymes, juste pour le gag. Exemple : lui annoncer que vous l’emmenez à Munique (dans le Calvados), à Changaille (Meurthe et Moselle) ou encore Rillot (pas de Janeiro, non, du Loiret). Car le gag, pour excellent qu’il soit, est vite éventé. D’abord, elle vous saute au cou, et commence à rêver du voyage. Ensuite, l’astuce de l’homonymie, une fois dévoilée, ne la fera pas autant rire que prévu. Puis quand elle s’apercevra que vous avez VRAIMENT des billets de bus pour Changaille (eh oui, c’est ça qu’est encore plus drôle, non ?), s’annoncent de longs moments pénibles, avec deux arrêts sur l’aire d’autoroute pour se dégourdir un peu. Ensuite vous plongez, car le bourg de Changaille se révèle franchement suicidogène, et votre volonté de mener la plaisanterie jusqu’au bout n’est pas récompensée. Elle se tire en stop (un coupé sport décapotable rouge, je crois).

En feuilletant l’album, je réalise que je n’ai aucune photo de Changaille. C’est dommage, je ne sais même plus à quoi ça ressemble. Plus généralement, je m’aperçois qu’on ne photographie que les moments heureux. L’album-photo fonctionne comme l’esprit humain : il refoule. Des archéologues du futur lointain, n’ayant à disposition que des albums-photo pour comprendre notre civilisation, s’interrogeraient sur ces temps bénis. Où sont les guerres ? Les accidents, les maladies ? L’être humain de ces siècles d’or passait son temps à souffler des bougies d’anniversaire et à jouer aux boules. Rien sur Changaille.