« Une femme enceinte ne nous proclame ni plus ni moins que :
eh ben oui, je baise ! Et je vous emmerde ».


Aujourd’hui dans l’autobus, je me suis surpris à vouloir tromper mon ennui. Enumérant mentalement les femmes présentes, j’ai fais une estimation du nombre de seins contenus par l’autobus. Facile me direz vous : sauf ablation regrettable, on multiplie par deux. Puis j’évaluais le poids moyen de chacun d’entre eux – une femme enceinte faisant lourdement pencher la balance – et obtenais ainsi le poids total du corpus mammaire environnant.

On peut trouver ce jeu puéril, mais il confère une certaine densité à un moment sans attrait particulier. Je vous assure que le voyageur solitaire en compagnie soudain de 47 kilos de seins, trouve le moment moins long.

Dans le bus, j’occupe sans vergogne la place « réservée aux mutilés de guerre », qui sont mes amis. Des gens aptes à me comprendre. Il paraît que les amputés ressentent encore un moment la douleur dans le vide du bras ou de la jambe absente. Ca me fait la même chose avec Isabelle. L’absence est une amputation. Et le membre disparu de notre couple, continue  à nous faire souffrir.
La différence avec les amputés, c’est qu’eux n’ont pas en plus le désagrément de voir leur bras ou leur jambe partis sur un autre corps, continuer tranquillement leur vie de membre, au service de quelqu’un d’autre, et les ignorant superbement.

Je propose d’attribuer dans les autobus, les places réservées  en priorité aux « mutilés de guerre », qui sont de moins en moins nombreux, aux grands blessés du coeur. Ces âmes en souffrance, amputés de l’être aimé, posant leurs fesses tristes sur des strapontins réservés, attireraient ainsi la compassion des voyageurs. Alors qu’anonymes dans la foule, rien ne les désigne comme tombés au champ d’amour.

Dans la hiérarchie des prioritaires, je les situe même devant les femmes enceintes, dont le ventre généreux témoigne sans ambiguïté d’un accouplement plus ou moins récent, et donc, pardonnez-moi, ça va plutôt bien de ce côté-là, je n’ai pas envie de les plaindre. Une femme qui vous dit en montrant son ventre « j’en suis à trois mois », ne vous dis ni plus ni moins, pas d’hypocrisie, « j’ai eu un rapport sexuel il y a trois mois ». Personnellement je ne peux pas en dire autant.

Personne n’affiche avec autant de décontraction un détail aussi intime de sa vie. Chez aucun passager de ce bus, on ne peut deviner et dater aussi précisément, avec la même folle indécence, la pénétration d’un organe dans l’autre. Une femme enceinte, pardonnez-moi d’insister - mais c’est que j’ai l’impression que tout le monde s’en fout -, ne nous proclame ni plus ni moins que : « eh ben oui, je baise ! Et je vous emmerde ».

Voilà pourquoi on ne me verra JAMAIS céder ma place à une femme enceinte ; je resterai cramponné au siège dénonçant l’imposture, moi le seul vrai mutilé devant Dieu.